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M I L I T A R Y   Z O N E

J’ai nagé longtemps. La mer passait du gris opaque pollué des limons et rebuts  descendus des cours d’eaux débordant après l’orage au bleu-vert ensoleillé par plages et courts moments, et s’agitait en petites lames opiniâtres et resserrées venant fouetter mes joues au moment où je prenais mon souffle. J’ai dû nager un peu sur le dos pour respirer à l’aise, bouche hors de ce bouillon. Enfin j’ai atteint un promontoire dominant les vagues d’à peine une trentaine de mètres où était lové à mi-hauteur, dans un repli de terrain, un bâtiment en partie détruit, abrité du vent et où j’ai pensé trouver refuge. De loin j’avais repéré que tout autour et jusqu’à l’intérieur des murs et toitures en partie démantelés ou crevés, avaient poussé des roseaux verdoyants et j’allais découvrir bientôt un figuier étalé formant bouquet de tiges verticales, devenu géant et quelques beaux tamaris enchevêtrés aux troncs noirs trapus et tordus. 

Peut-être y avait-il une résurgence d’eau douce là-haut.

Si je ne me trompais pas, peut-être pourrais-je me laver un peu de ce liquide boueux, douteux, poisseux de sel, dans lequel j’avais dû mariner longtemps.

Escaladant les rochers séparés par des éboulis avec beaucoup de difficulté, certes quelques écorchures à l’accostage, mais ce n’était rien, surtout je n’avais plus beaucoup de force, j’avais un peu froid, je me suis obstiné. Mes vêtements légers m’avaient quand même pas mal gêné dans l’eau et mes pieds sur ce rivage n’étaient protégés que par des sandales taillées dans un vieux pneu de caoutchouc. Sur le cargo battant pavillon indien, rempli de matériaux mis au rebut, d’où je venais, passager clandestin, de sauter, j’avais tenté de resserrer au maximum ces mauvaises palmes qui feraient dans l’eau office de freins, pour nager un peu plus librement, mais la « bride » artisanale que j’avais fabriquée venait de se rompre. 

Exténué j’atteins enfin le patio entouré par le flanc incurvé de la colline garnie de pins et par deux murs en ruine, espace protégé, désiré, attendu, calme, où coulait fort une source, sous sa plaque placée en mini-portique de marbre blanc, habilement gravé d’une date dont je ne me souviens plus.

Après la remontée pénible de l’éboulis, mes sens aiguisés par la fatigue, la crainte, l’incertitude de mon sort, restait imprimé au fond de mes yeux, en détail, j’en rêverai souvent et avec précision par la suite, tout le parcours, tout son assemblage de  petites pierres détachées de grands rocs debout, vert sombre et surplombant le gravier de leur ombre, mais aussi cailloux ou blocs blancs de marbre veinés en auréoles  grises, polis par le va-et-vient des marées, morceaux de briques rouges ou ocre mat, réduits peu à peu en billes, mais d’abord anguleux et parfois tranchants, aiguilles d’ardoises pointues, noires et brillantes, petits cubes ou figures quelconques brisées, triangulées, de pierres granitiques aux multiples éclats, dentelures et facettes, 

Je suis tombé sur trois chats bien vivants, mais faméliques, l’un noir, l’autre jaune, le troisième blanc. 

Le plus petit, le plus jeune, rachitique, est noir, tout noir, crâne minuscule, yeux verts qui me fixent, oreilles déjà déchirées, le blanc, frêle tête triangulaire, yeux dorés bordés de rose vif à peine enfoncés à côté du nez rose pâle cerné d’une moustache aux très longs crains blancs brillants, le plus grand, jaune marbré, sale, maculé de traces de suie ou de poussière verdâtre, sans doute un mâle, si maigre qu’il semble bossu au niveau des omoplates, à grosse tête large, posée sur ce corps un peu décharné, lui aussi me regarde en plissant les yeux. Tous trois sont pelotonnés face au soleil intermittent, sur une roche grise, charbonneuse dans ses replis, trous et blessures volcaniques, qu’elle porte en souvenir très lointain de cuissons, de temps d’ébullitions de chaudière tellurique.

Gravas, morceaux de tuiles écrasées, ferraille, rouille enfoncée sur les inclusions métalliques au ciment, bouteilles de bière cassées en éclats verts, oranges et blancs. Sur un lit de feuilles aux découpures bizarres, repousses d’acanthe ? quelques pelures de fruits, séchés depuis peu, pommes rouge brillant, intérieur blanc presque frais de peaux de bananes, peaux d’oranges non décolorées. Aussi, traces de charbon de bois, de feu. Quelqu’un est-il parti de là depuis peu ? Peut-être plusieurs personnes ont pu s’y arrêter, y boire, y cuisiner juste avant moi.

Je remonte avec difficulté, coupant encore à travers broussailles et sentier effondré à la suite de pluies diluviennes ; j’atteins une clairière de thym et de très modestes fleurettes violettes montées sur tiges rouges, puis sur une roche plate, mate, ondulante, entre les pins inclinés, accrochés de racines griffues au sol raviné tout autour, penchés et formant au sol par écoulement de la sève qui sourd de leurs branches ou rameaux brisés par la tempête, faite de mille gouttes, une trace globale, reproduisant à plat et en réduction, impact collant, brillant de la sève écoulée, leur cercle découpé sur le ciel changeant. 

Grimpant plus haut j’atteins une carrière de roche grise aux veines noires entaillée à flanc de petite montagne. Au bord d’un plan incliné qui descend vers moi, je suis à ce niveau, au-dessous, un instant bloqué, dans une fosse profonde communiquant au fond par le chemin effacé d’où j’arrive et je débouche, arrêté par une carcasse de voiture posée en travers. Vestige tombé là et un peu disloqué, mais remis d’aplomb de sa chute, rouillé jusqu’à l’os, toutes vitres disparues, caillassées encore, ce qu’il en restait ; quelques morceaux miroitent, témoignent des chocs et lancés de projectiles, sur le plancher troué par endroits, tombés sur les sièges arrière, indéfinissables en couleur et matière, et quelques autres éclats brillent sur la matière rongée de l’unique siège passager avant, bleu-gris, très fané, délavé, en partie arraché de son socle. Toute autre garniture a disparu, plus de sièges conducteur à l’avant, plus de volant, plus de poignées aux portes, et d’ailleurs plus que deux portes désaxées, voilées, une à l’arrière, une à l’avant, plus de phares ni de feux bien sûr, certes, plus de plaques, plus de commandes, plus de  moteur. 

Pourquoi m’attarder à regarder ça ? Ce vestige ? Cette carcasse de véhicule archéologique et banal ?

Peut-être le plaisir de reconnaître, sortant d’un autre temps, d’un autre territoire, bien que décharné, désossé et pillé dans tous ses accessoires et nombre de ses pièces, privé de tout ce qui pouvait servir, être remployé, il y a déjà longtemps, réduit presque à son squelette, à son dessin de structure métallique oxydée, un modèle bien diffusé et imité sur d’autres continents, jusqu’en Amérique, jusqu’en Russie, jusqu’en lointaine Asie, d’une marque italienne remontant, habitacle bien carré, emplacement du moteur bien carré, coffre à bagages bien carré, à plusieurs décades et au moins deux générations ou plutôt trois.

Soudain, un bruit, une pierre qui tombe, roule, et tout de suite j’aperçois dix ou quinze mètres plus haut, les nuages viennent de laisser percer le soleil entre les cimes des arbres, une femme élancée, d’âge incertain, mais plutôt quarante ans que cinquante, qui passe rapidement, s’efforçant de courir malgré le relief, j’entends son souffle rythmé quand elle expulse l’air méthodiquement, au-dessus de moi, dans le tournant du chemin où subsistent, après le ravinement, quelques marches nettement éclairées, je verrais tout à l’heure qu’elles sont encore soutenues de contre-marches de bois, vêtue de noir, avec son haut chien noir aux oreilles pointues et dressées. M’a-t-elle vu ? Question peut-être absurde, hors de propos, mais qui me vient irrésistible : est-elle armée ?

Elle porte des chaussures noires aux semelles blanches, des collants ou leggings noirs, un chemisier ou un tee-shirt noir, un bandeau noir resserre ses cheveux, le sentier descend un peu et se rapproche de ma position, j’entends ou je crois entendre aussi, entre ses bruits de respiration, son chien haleter. Ou c’est plutôt la mer que j’entends, au-dessous, loin ? Mes oreilles à peine séchées ne sont pas aussi claires que mes yeux. Elle ne regarde pas vers moi, mais droit devant elle, je suis resté accroupi derrière la carrosserie rouillée, la regardant par l’espace de la fenêtre sans verre de l’unique portière avant du bien venu véhicule fantôme qui m’abrite. Je me garde de bouger ou de souffler. 

Le chien semble ne pas m’avoir remarqué. Le chant répétitif d’un oiseau résonne dans le sous-bois. Elle suit son chemin, le sentier qui, cahotant et inégal, longe en corniche le rivage, presque en haut de la falaise en chemin de ronde où, derrière un talus, elle disparaît.

J’attends puis je remonte encore par le côté le moins à pic en m’agrippant à des genêts en fleurs bien accrochés aux espaces de terre entre les pierres. Je les approche tellement de mon nez en tirant dessus que l’odeur puissante, sucrée, citronnée, entêtante et doucement miellée me pénètre, je gagne une plate-forme grossièrement cimentée. Le sang tourbillonnant dans mes oreilles, dans ma cage thoracique, usant encore de mes bras, j’atteins, accroché au bord de cette plate-forme, à la vision inévitable qui m’attendait, cachée depuis le rivage, celle de bâtiments bas, longs, abandonnés, construits en ligne, aux fenêtres disparues, aux portes arrachées, aux murs graphités, dedans et dehors, dans chaque couloir et chaque pièce, d’inscriptions étalées, de dessins bruts, sommaires, de points d’exclamation, noirs, violents, de traits de couleurs tagués en zigzag. 

Image lourde, brutale, criarde, encastrée au paysage, de constructions qui ont précédé ou suivi les principaux conflits inscrits ici, marqués à jamais dans l’histoire des guerres civiles et invasions successives de cette côte convoitée, frontière et porte ouverte, comme un peu partout sur cette terre, mais d’autant plus ici, en ce territoire parsemé, aux pieds de monts infranchissables, sur ses pointes rocheuses en avancée où prendre pied, de « blockhaus », fortins, tours, forteresses, remparts, maisons fortes ou casemates.

Si je me penche, placé en équilibre au-dessus d’un à pic, peinte en noir sur fond  blanc, formant pancarte à même le roc, bien au-dessous, sur un grand rocher pas tout à fait plat, légèrement incliné vers le haut et incurvé, que je surplombe, je peux assez facilement, mais avec un effort, lire à l’envers les très grandes lettres à peine dégradées, mais noyées jusqu’à mi-corps, faites primitivement pour être lues de la mer, affichage officiel d’une époque pas tout à fait révolue où l’eau des océans et des mers était nettement plus basse, l’inscription  :

M I L I T A R Y   Z O N E